Image d’illustration: (c) Clémence Hoffmann
L’amitié vit du lien, d’expériences partagées. Du jour au lendemain, la pandémie prive l’amitié de ses moyens de subsistance. Comment nos liens les plus précieux avec le monde extérieur survivront-ils à la crise ? Une introspection.
Lorsque je pense au début du confinement, une peur bien distincte me vient à l’esprit : celle de voir la situation impacter mes liens sociaux. Imaginer mes ami-e-s s’éloigner, voire disparaître par la force des choses, sans que je ne puisse rien y changer, a été bien présente dans ma tête entre l’organisation du télétravail et celle du menu de la semaine. Le confinement a fait de nous des guerriers solitaires luttant désespérément et souvent vainement pour garder le contrôle sur la vie autour de nous et surtout, sur nous-mêmes. Cet état de solum contra mundum n’est bien évidemment pas identique pour tout le monde : nous nous sommes collectivement séparés en couples, familles avec enfants et personnes seules, chacune de ces constellations faisant face à ses propres défis, parfois peu compréhensibles pour les autres. Au moment où ces choix (ou contraintes) de vie déterminent de moins en moins notre désirabilité (ou valeur) sociale, l’isolation et les nouvelles règles de comportement ont immédiatement mis en lumière les frontières invisibles de nos modes de vie. La pandémie a fait apparaître les couples dans l’espace public (pas besoin de se tenir à distance quand on couche ensemble), les célibataires dans l’espace domestique (le fait de vivre seul-e soudainement rendu visible via les vidéoconférences)et les parents dans tous les espaces d’expression (pour nous dire le détail de leur vécu et nous reprocher de ne rien en savoir). La pandémie met en exergue nos choix (contraintes) de vie et ce faisant, impacte nos identités : en réduisant notre lien social à notre ménage et celles et ceux qui y habitent, elle nous soumet à un nombre restreint de possibilités.
Le travail émotionnel ne marche pas en home office
L’amitié possède une valeur équivoque qui a fortement évolué dans l’histoire. A ce propos, on trouve une digression historique intéressante dans le podcast sur « l’amitié dans la société moderne » de Tabea Grzeszyk und Lotta Wieden: « Dans l’antiquité, l’amitié avait une valeur supérieure à celle de l’amour. Dans le contexte de l’expansion de la chrétienté et de son message de l’amour divin inconditionnel, l’amitié a progressivement perdu de l’importance. L’amour devient dès lors l’idéal sociétal. » La valeur de l’amitié évolue également au courant de la vie : une étude allemande publiée en 2013 montre que le nombre d’ami-e-s diminue fortement entre l’adolescence et le début d’âge adulte, souvent synonyme du début du travail reproductif.
(Re-)négociation permanente des distances et proximités, du dénominateur commun des valeurs partagées, d’attentes réciproques, l’amitié est la conséquence d’un équilibre dynamique entre a minima deux individus. Aucun contrat n’existe pour l’inscrire dans le marbre et aucun tribunal ne prononce sa fin. Entretenue exclusivement par un perpétuel travail émotionnel, elle nous sauve durablement de nous-mêmes et nous contraint à l’empathie. Qui dit aujourd’hui « travail », dit « home office » : sauf que le travail salarié et le travail émotionnel ne s’adaptent pas de la même façon aux contraintes de la vidéoconférence. L’écran protège des émotions comme il protège de l’infection. Dans ces conditions, il est tentant d’imaginer un retour aux amitiés épistolaires qui ont fait naître un genre littéraire capable de transmettre de manière unique l’esprit d’une époque aux générations suivantes. Heureusement pour l’humanité, le fait d’être doué-e en amitié n’est pas intrinsèquement lié à notre talent pour l’écriture.
La pandémie comme choc exogène sur les relations
Les amitiés sont tout autant dépendantes d’habitudes que les autres activités humaines: les fréquences, les géographies (même ultra-locales) et la nature des activités propres à nos amitiés visent une certaine régularité, un ancrage au milieu d’un perpétuel changement. L’effacement des habitudes par le changement abrupt des conditions de vie provoqué par la pandémie constitue dès lors un choc exogène important pour l’amitié. C’est le moment où l’on se rend compte de l’interconnexion entre les concepts qui permettent de comprendre l’amitié : en brisant le lien, l’isolement transforme le partage dont le manque rend les expériences communes quasiment impossibles. Le sentiment de « communauté de destin » face à la crise demeure trompeur : bien que personne n’échappe aux implications de la crise, nous ne faisons pas véritablement son expérience ensemble.Chacun est « confiné-e » derrière l’écran de smartphone: nos expériences restent parallèles. L’amitié, avec son exigence d’interaction, de croisement, en pâtit presque inéluctablement.
Un nouvel équilibre relationnel
Alors que la discussion sur les changements durables provoqués par la pandémie s’embrase, nos amitiés sont déjà en train de se transformer, peut-être même sans que nous ne nous en rendions compte. La pandémie éjectera violemment certaines personnes de nos vies et y fera entrer de nouvelles. Elle aura une influence certaine sur les relations qui perdureront. En mettant en stand-by leurs temporalités et leurs rythmes, elle ouvrira peut-être de nouvelles relations, privant d’autres de leur sens. Ce qui restera à coup sûr, c’est l’ultime conviction qu’en temps de crise, prendre soin de ses amitiés est aussi vital que de se préoccuper de son stock de biens de première nécessité. Et voilà peut-être une chance de rendre enfin entièrement justice à ce lien social si vital et pourtant, si souvent délaissé.